FR  ·  EN

Le Panoptique

Expire le 25 mars 2025 à minuit (EST)

Entre précipices et proximités

Par Simon Laperrière

Profiter des heures inutiles de l’après-midi pour traîner dans un parc. Faire la fête en plein milieu de la semaine, sans se soucier des cours du lendemain. Sauter d’une colocation à une autre pour mieux fuir la stabilité. Rêver au futur tout en jouant aux adultes. Qu’est-ce que l’on peut s’ennuyer quand on a vingt ans !

Le cinéma de Kit Zauhar écorche à vif cette idée illusoire des « meilleures années de notre vie ». Se situant aux antipodes du récit d’apprentissage cher à la tradition américaine, ses courts et longs métrages abordent frontalement la fin de l’adolescence. Toute possibilité de romantisme est évacuée sans le moindre compromis. L’artiste aux multiples casquettes (réalisatrice, scénariste et interprète) dépeint plutôt cette période charnière avec un réalisme brut qui suscite le malaise. Ses personnages forment une galerie d’individus détestables, pour qui l’avenir rime avec doutes et insomnies. Leur transition vers l’âge adulte — si elle a effectivement lieu — ne se fait jamais dans la douceur. Au contraire, elle implique une pression sociale, un ego déchiré ainsi qu’un amas de bouteilles vides. On apprend rarement de ses erreurs dans les films de Kit Zauhar. On les répète ad nauseam, sans tout à fait s’en rendre compte, dans l’espoir que le temps réparera chaque dégât. Au final, rien ne s’améliore. On vieillit, mais sans grandir.

Ce mal existentiel qui traverse la filmographie de Zauhar est contemporain. Inutile ici de se référer à des travaux sociohistoriques pour démontrer que la phase qui suit l’adolescence [1] apparaît au XXe siècle. Résumons ce constat autrement : la génération de Baudelaire souffrait du spleen, celle de Kit Zauhar fait de l’anxiété. La réalisatrice capture avec perspicacité cet état d’âme complexe, dont la cause tient du paradoxe de l’œuf et de la poule. Riley, le personnage principal d’Actual People, emblématise ce trouble psychique qui ronge la jeunesse d’aujourd’hui. Étudiante au tempérament impulsif, elle ne peut s’empêcher de projeter sur autrui ses propres incertitudes. Au moment où nous faisons sa rencontre, elle est sur le point de conclure un vague programme collégial à New York. La prochaine étape la tétanise. Alors que ses camarades de classe s’apprêtent à faire le saut vers le marché du travail, Riley est confrontée à l’inconnu. Un malheur ne venant jamais seul, elle compte également les semaines qui lui restent pour se trouver un nouvel appartement. Ne sachant où aller, Riley opte pour le surplace. Elle s’enivre lors de soirées sans joie, s’accroche irrationnellement à une amourette impossible et fuit le regard parental. Un traintrain toxique au cours duquel elle accumule les conflits, le plus important étant le combat qu’elle mène contre elle-même.

Actual People a beau être un autoportrait (Zauhar y interprète le rôle principal), il possède tout de même une portée sociologique. Les déboires de Riley reflètent une charge mentale que subissent tant d’enfants gâtés. Plus ou moins inconscients de leurs privilèges, leur détresse n’en est pas moins sincère. Une détresse ordinaire, qui s’exprime avec des paroles cinglantes et des gestes déplacés. Chacune et chacun traversent sa crise identitaire tout en cherchant à se plier aux attentes du monde capitaliste. D’origine asiatique, Riley peine à se définir en tant que personne racisée. Son narcissisme l’empêche malheureusement d’admettre que ce qui la tourmente n’a rien d’anormal. Avec son premier long métrage, Kit Zauhar affirme de façon détournée qu’il n’y a pas d’épanouissement sans communication. Il faut réussir à vivre ensemble pour être bien dans sa peau.

Seule une scénariste hors pair peut générer de l’empathie envers des êtres méprisables. Et Zauhar relève ce défi haut la main en faisant appel à un humour pince-sans-rire. Ne craignant pas l’autodérision, elle se met en scène dans des situations gênantes qui feraient pâlir Larry David. Dans Actual People, un bref retour à la maison familiale suffit pour provoquer l’effondrement. Réunis autour de la même table, les proches de Riley discutent à couteaux tirés. Une tension en vient à naître grâce à un recours ingénieux au plan-séquence. Nous voilà maintenu··e·s dans l’attente d’une inévitable dispute que chaque dialogue incisif anticipe. Riley s’impose alors comme une funambule de la querelle. Face à l’adversité, elle se meut avec un sens admirable de la répartie. Il y a donc un malin plaisir à la voir multiplier les confrontations.
 


HELICOPTER

THE TERRESTRIALS

ACTUAL PEOPLE


L’enjeu ici découle d’un souci d’authenticité. Cette volonté pousse la metteuse en scène à adopter une esthétique délibérément minimaliste. La caméra se limite à suivre les comédien·ne·s, donnant ainsi l’impression d’observer en retrait un quotidien sans artifice. Pareille simulation doit également sa réussite au jeu naturel des interprètes ainsi qu’à l’emploi de décors naturels. D’où ces comparaisons fréquentes entre l’œuvre de Kit Zauhar et le mumblecore, un mouvement du cinéma indépendant américain ayant connu ses heures de gloire au début des années 2000. Si ces productions fauchées — qui incluent Funny Haha (2002) d’Andrew Bujalski, We Go Way Back (2006) de Lynn Sheton ainsi que la trilogie Full Moon (2011) de Joe Swanberg — partagent plusieurs points en commun avec Actual People, la réalisatrice est la première à remettre en cause cette parenté. Dans l’entretien qu’elle a accordé à Panorama-Cinéma, elle critique amèrement ce type de catégorisation hâtive. Évitons donc les raccourcis en vous invitant à découvrir ses premiers films dans toute leur singularité.

Ce programme du Panoptique est d’abord et avant tout un hommage à un beau début, celui d’une artiste émergente ayant le vent dans les voiles. Il correspond également à une mission cinéphilique qui vise à surveiller l’actualité pour repérer les talents de demain ; d’autant plus que les films de Zauhar n’ont toujours pas été projetés au Québec. En attendant la sortie espérée de This Closeness, plongez dans un univers de couloirs d’école, de rencontres fortuites et d’embarrassants malentendus (le court métrage Helicopter [2016]). Un monde dans lequel un détour surprenant vers la science-fiction (le fantaisiste The Terrestrials [2018]) porte sur un sentiment de solitude bien réel. Accompagnez Riley dans sa quête de sens au cœur de la la Grosse pomme, à la recherche d’une lumière au fond du précipice (dans Actual People [2021]). Vous êtes chez Kit, à la croisée des chemins mais en excellente compagnie. La route sera cahoteuse, la destination incertaine. L’avenir, heureusement, est déjà glorieux.

 

--> Notre entrevue avec Kit Zauhar sur Panorama-cinéma <--

 


[1] En anglais, on utiliserait l’appellation beaucoup plus précise de « early adulthood ».