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Le Panoptique

Expire le 26 décembre 2024 à minuit (EST)

Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin

Par Dennis Vetter

La Semaine de la critique de Berlin est un événement consacré à des films et des débats qui interrogent de façon perspicace le fonctionnement de la culture cinéphile d’aujourd’hui. Nous présentons des films pour susciter des questionnements sur les méthodes de production du cinéma et sur les esthétiques présentement en vogue, mais aussi pour débattre plus largement d’enjeux sociaux, politiques et philosophiques. Chaque projection est suivie d’un tel débat, durant lequel des invité·e·s du monde entier, spécialistes de différents domaines culturels, artistiques et cinématographiques se rencontrent pour des discussions de fond.

À l’aube de la 10e édition de l’événement, prévue pour 2024, Mathieu Li-Goyette — ancien membre du comité de sélection — m’a invité à commissarier une sélection représentative de la Semaine de la critique de Berlin pour Le Panoptique, afin de démontrer l’idée de base derrière l’événement. Moi et l’ancien directeur artistique Frédéric Jaeger avons donc épluché à nouveau les programmes de films des dernières éditions du Festival. Nous avons choisi sept films qui vous sont présentement offerts sur demande, comme une sorte de petite rétrospective de notre ligne éditoriale. Ce que nous aimerions, c’est que vous regardiez ces films avec d’autres personnes qui n’hésiteront pas à en discuter avec vous. En sélectionnant ces titres, nous ne pouvions que spéculer quant aux questions qui découleront de leur découverte dans la sphère numérique, sur vos écrans. Qui sait, peut-être se fusionneront-ils l’un dans l’autre, jusqu’à créer une nouvelle créature cinématographique. Le résultat serait un film schizophrène. Un film qui dévoile les traces de sa fabrication. Un film qui remet en question le monde d’une façon très spécifique. Un film qui interroge les dispositifs et les buts de l’art critique. Un film qui refuse de finir. Un film particulièrement tendre. Un film particulièrement difficile. Un film trop exigeant. Un film populaire, mais non. Un film qui reste ambigu. Un film qui existe par-delà le continuum spatio-temporel. Un film qui ose repenser le cinéma. Un film qui ravive le cinéma. Un film qui nous survivra tous. Un film à propos duquel il y aura beaucoup d’autres discussions. 

Les programmes de films de la Semaine de la critique de Berlin sont commissariés par des critiques du monde entier ; la plupart des projections réunissent plus d’un film. Depuis la première édition du festival, chaque programme a été chapeauté d’un titre, et pour chaque programme passé, vous pouvez retrouver une discussion en ligne. Searching for Oscar d’Octavio Guerra a été présenté sous le titre IRONIE OU ANARCHIE ? Nous avons présenté En attendant avril d’Olivier Godin sous le titre HUMOUR ET FRAGILITÉ. Nous avons présenté Let the Summer Never Come Again d’Alexandre Koberidze sous le titre VERTIGE. Nous avons présenté Entire Days Together de Luise Donschen sous le titre DISTANCE RÉDUITE. Nous avons présenté The Human Surge d’Eduardo Williams sous le titre FUTUR. Nous avons présenté Aren't You Happy? de Susanne Heinrich sous le titre MISE EN SCÈNE DU FÉMINISME. Nous avons présenté 88:88 d’Isiah Medina sous le titre ZEITGEIST.

Question de ne pas laisser les films sélectionnés voyager vers le monde numérique par eux-mêmes, on m’a demandé de pourvoir un cadre éditorial écrit. J’ai proposé quelques textes publiés en format imprimé lors des dernières éditions de la Semaine de la critique de Berlin : des essais d’Erika Balsom et d’Abby Sun sur les festivals de films, le métier de curatrice et la critique de cinéma, ainsi qu’une table ronde sur la culture cinéphile numérique et la simultanéité animée par Nicolas Rapold, qui réunissait Nick Davis, Diana McCarty, Abhishek Nilamber, et Marie-Pierre Duhamel — une alliée de longue date de la Semaine de la critique de Berlin et une voix incontournable dans le domaine de la culture cinéphile depuis plusieurs années, qui nous a récemment quittés. Ces textes sont disponibles pour la première fois dans des traductions françaises. Au nom des auteur·ice·s, j’aimerais remercier le comité de rédaction de Panorama-cinéma pour les efforts déployés à chérir encore ces mots, et les rendre accessibles à un public plus vaste. 

Nous avons également commandé et traduit d’autres textes pour l’occasion : vous trouverez sur le site de Panorama-cinéma un texte inédit sur chacun des films sélectionnés pour cette rétrospective. Dans un autre essai, Heidi Salaverría évoque la beauté d’un bon débat ; nous avons aussi traduit une conférence récente de Senthuran Varatharajah sur la raison poétique et sa notion d’écriture critique. J’ai également sollicité d’ancien·ne·s invité·e·s et collaborateur·ice·s de la Semaine de la critique de Berlin afin d’appréhender la culture cinéphile d’aujourd’hui en revenant sur le passé : Dana Linssen a écrit sur le Choix de la critique de Rotterdam et la Semaine de la critique de Berlin, deux événements conjoints qui entretiennent une relation étroite. Alexandre Koberidze a remonté le temps jusqu’au mois de février 2017, durant lequel il a présenté et commenté son film Let the Summer Never Come Again à la Semaine de la critique de Berlin pour la première fois. J’ai aussi eu une conversation de fond avec Giona Nazzaro à propos de son rôle d’ex-directeur artistique à la Semaine de la critique de Venise, de sa passion inébranlable pour l’écriture, et de son travail actuel au Festival de films de Locarno. 

J’espère que les sept films de notre sélection, mais aussi les textes qui les accompagnent soulèveront des questions aux vastes implications futures. Des questions qui pourront nous aider à repenser positivement la culture cinéphile. Le besoin du commissariat en tant que prolongement de la critique demeure crucial à une époque où les écosystèmes de l’image mouvante continuent de croître. De même que le besoin pour les critiques d’agir et de participer activement au remaniement de la culture cinéphile. Leur rôle en tant qu’observateur·ice·s indépendant·e·s en font des activistes, des commissaires, des programmateur·ice·s et des décideur·euse·s tout·e·s désigné·e·s pour défendre le septième art avec passion et savoir-faire.

À une époque où le travail culturel demeure précaire et instable, les festivals de films internationaux subissent régulièrement des changements majeurs, alors que les organisations qui les chapeautent s’accrochent à une organisation du travail hiérarchique et traditionnelle. Les changements les plus récents et les plus apparents se déroulent à la Berlinale, qui risque encore de perdre son identité artistique. Nous devons rester informés de tels changements au sein de la culture cinéphile et bien jauger de leurs implications culturelles et politiques. Comme nous devons interroger les décisions financières et politiques qui affectent la liberté artistique ou l’autonomie des institutions culturelles. L’association allemande des critiques de cinéma, qui organise la Semaine de la critique de Berlin, participe activement, de concert avec plusieurs autres groupes et associations, aux discussions publiques entourant la nomination d’un nouveau directeur pour la Berlinale — puisque le directeur artistique actuel du Festival, Carlo Chatrian, n’aura pas l’occasion d’y poursuivre son travail après l’édition de 2024 suite à une décision de Claudia Roth, l’actuelle déléguée du gouvernement fédéral allemand pour la Culture et les Médias. Mobilisé contre cette décision politique, un réseau de cinéastes internationaux a récemment lancé une lettre de solidarité et d’appui au travail de Chatrian. Ielles ont exigé que son contrat soit prolongé, tandis qu’un comité (constitué surtout de cinéastes plutôt, et non d’un seul organisateur de festival) soit mis en place pour nommer un nouveau directeur artistique. Des discussions sont en cours, à Berlin et ailleurs.